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La Saga du Dernier des "ZÂ"











- « Que faisiez-vous à Madiana le 24? »
- « Que faisiez-vous à l'aéroport ce soir là? »

Noos savait pertinemment … qu'il ne reverrait plus ni Sabra … ni Satïya
Elles deviendraient des ombres creuses … pareilles à celles qui précédèrent
Qu'il n'a plus jamais revu et qu'il ne reverrait très probablement … plus jamais
Aussi depuis un bon quart d'heure n'a-t-il plus … aucune considération pour elles

Il sentait à présent qu'il ne leur répondrait plus … c'est à dire plus jamais
Jamais plus elles ne l'atteindraient … il avait pris trop de retrait désormais
De la liberté … non pas tout à fait … mais de la distance … cela est certain

Il ne distinguait plus ni les silhouettes … ni la présence de ses interlocutrices
Mais il se souvenait d'avoir répondu déjà … très clairement à leurs questions
Et sans avoir à afficher sa tête de cochon … il savait qu'il n'y répondrait plus

Pour échapper radicalement aux charmes … et à l'emprise de ses deux cerbères
Qui d'ailleurs … bien que tout à fait obstinés demeuraient étonnamment courtois
A-Noos s'était muré en lui même … au point de ne plus être perceptible à l'œil nu

Lorsqu'il fut hors de portée de voix et retiré du monde … il descendit très lentement
Puis bifurqua soudain sur sa propre gauche … se ramassant un peu plus sur lui-même
Comme pour échapper à d'invisibles ombres il tourna sur sa droite … et puis il s'arrêta
Se sentant alors à l'abri de tout risque de poursuite … Albert Noos fit un bras d'honneur

Avec un résidu de révolte … il l'enfonçait vivement dans les noirceurs du désespoir
Il ignorait à qui s'adressait ce geste … mais voilà bien quelque chose qui le soulageait
Puis délicieusement absent sans se précipiter … il s'assit comme sur ses propres genoux
Et s'y posant pour souffler … il entreprit alors de ravauder les hardes noires de sa fatigue

A présent Noos est parfaitement calme … il respire lentement … mais très régulièrement
Bien au sec à l'abri des bombardiers de l'inquisition … dont il exècre chaque question
Assis les yeux loin dans la pénombre … il regarde défiler les fragments de phrases
Qui se chevauchent les unes les autres … et celles de Satïya … et celles d'"A-C"

« Le mystère est un élixir … »
« Que faisiez-vous à Madiana? »
« Quand un doigt sur le sable … »
« Que faisiez-vous ce soir là … ?! »
« Ce soir là … à la table des vivants »
« Et que faisiez-vous là … justement? »
« Pour apaiser le feu … de la vérité …! »

Absorbé par les méandres de son propre retrait … bien mieux qu'à l'oreille il suit du regard
Les volutes sombres des mots sourds … qui tourbillonnant tombent de la bouche d'"A-C"
Sans les fixer … ni les détailler … il les sent se défaire mollement dans l'orangé du soir
Et mêlés à d'autres … lui bâtir un havre salutaire plein de silences … et de rémission

La sombre masse de ses poursuivantes distancée … hors de portée
Jouissant d'un très confortable repli … A-Noos sourit en grand
De dénicher encore en lui … tant de frêles joies enchâssées
Serties en creux … sur les si faibles restes de lui-même

Tout a fait apaisé maintenant … et presque heureux de lui
Il regarde passer les mots d'"A-C" … avec un intérêt plus vif
Ils semblent lui venir du fond de la pièce … un peu sur la droite
A l'endroit … où le faux plafond lui a toujours semblé plus orangé

Là … où "A-C" cantonne tous les soirs … le fauteuil rouge
Qu'il s'est arbitrairement attribué … pour y parler la nuit
Nuit … dont il passe la plus claire partie … à se livrer
A mots couverts … mais toujours justes … et précis
Là … où sans jamais décrocher … il se confesse
Aux ombres orangées … et aux halos obscurs
Du salon I-839 … où vibre le cœur la nuit

Des mots qui me marquent … plus qu'il n'y paraissent
Des mots que l'on ne retient pas … mais qui reviennent
Qu'on ne capte pas très bien … mais dont on se souvient
Et bien malgré soi … des mots qu'on finit par comprendre

De son poste … le menton calé sur le bras droit … les mains entre les genoux
Noos regarde à présent les phrases lui arriver … les unes … après les autres
En lignes se succédant par belles vagues plates … de plus en plus lisibles
Il écoute maintenant … avec un vif intérêt … et une attention soutenue

« La Provence … le mistral … les combes
   Les champignons … le Ventoux … le lavandin
   Les petits chênes du coin … et tout le saint-frusquin
   Vous voyez bien … que vous êtes parfaitement en capacité
   De nous apprendre des choses intéressantes … à propos de ce M° »

Bien sûr qu'"A-C" était capable d'en raconter … un peu plus à propos de M°
Mais au moment où il repartait … l'air de rien … un rien tendu vers les crêtes
En toute honnêteté … il ignorait encore tout de l'existence de ce mystérieux M°
Si ce n'est cette main inattendue … qui bien qu'au repos … l'avait tant épouvanté

Assis … Albert Noos ne respirait plus maintenant … qu'une seule fois sur deux
Pour ne pas faire de bruit et ne pas faire obstruction … au lent débit d'"A-C"
Afin de le laisser filer sa course … vers le grand "rendez-vous" de sa vie

"A-C" était donc reparti vers neuf heures … ce mardi là
Il avait choisi ce matin précis … pour son air sec et d'azur
La gelée passagère … écornerait les premiers champignons
Mais le terrain … lui … resterait ferme et fiable sous ses pas

Et même s'il arborait avec de grands airs … un sourire d'innocent
Il n'avait pas omis de prendre avec lui … son bâton de pèlerin
Et s'avançait maintenant d'un pas vif … sûr et sans repentir
Mais sans doute un peu trop rapide … pour être dégagé

Bien que curieux comme un vieux chat de gouttière … monsieur Noos lui
Regrettait déjà le caractère forcé et le rythme trop soutenu … comme emballé
Qui caractérisait depuis le début de cette marche … le discours essoufflée d'"A-C"

A-Noos aurait aimé jouir un peu … de la matinée … goûter le paysage
Prendre son temps … et déguster goulûment … la fraîcheur de la saison
En se remplissant librement … des odeurs … des saveurs … des couleurs
Qui à chacun des pas comptés d'"A-C" … agrémentaient sa quête matinale

Noos était chagrin … il souffrait du rythme trop effréné de sa progression
Il eut voulu pouvoir s'imbiber de l'essence même ... de ces précieux instants
Qui à son avis devaient forcément foisonner … et de détails et de coquetteries
Et de traits particuliers et de singularités … et de quelques signes avant-coureur
Qu'il lui semblait négliger … ou ne pas remarquer … tant il lui fallait s'accrocher

Noos était chagrin … et souffrait le martyr de ne pouvoir rester plus longtemps
De ne pouvoir s'appesantir plus à loisir … sur les aspérités du périple d'"A-C"
Il demeurait parfaitement convaincu … que tout au long de cette expédition
Des surprises stupéfiantes … des découvertes insoupçonnables … et rares
Des secrets inédits … des résurgences … d'authentiques traces de vérité
Des plis géologiques … avec des vestiges et des symboles à décrypter
Devaient fatalement fourmiller … sur ce généreux terroir provençal

Noos était chagrin … mais il était surtout frustré … il aurait voulu faire une halte … à l'affût rester là
Curieux d'avoir à rencontrer quelques surprises … quelques rares phénomènes … ou preuves de vie
Heureux d'être au grand air … il eut voulu flâner … gambader … danser … prendre plus de temps
Il était prêt à accueillir toutes les révélations à venir … mais il eut surtout aimé prendre son temps
S'il avait pu profiter un peu de cette matinée et courir … libre encore dans l'air qui vibre … bleu

Mais "A-C" n'avait d'autre rythme … que forcené … et d'autre volonté … que d'en finir bientôt
Car il est évident à le voir accélérer … qu'il n'était là ni pour la littérature … ni pour la poésie

A-Noos était chagrin … et commençait à pâtir sérieusement de ses pénibles conditions de détention
Alors dans l'ombre orangée de ses nuits … s'efforçait-il de mettre la plus grande distance possible
Entre le zèle des inspecteurs de la "Trans'Parente" … qui détruisait jusqu'à son sens des valeurs
Et le désespoir ordinaire … auquel il lui était devenu de plus en plus difficile de se soustraire

Alors dans l'ombre étouffée de la nuit … les confessions nocturnes et quotidiennes d'"A-C"
Qui le transportaient littéralement … malgré le poids terrible de ses méchantes fatigues
Lui faisaient comme un baume … au point de lui devenir peu à peu indispensables

Or … si Belles Lettres & Beaux-Arts … ne l'avaient jamais franchement préoccupés
Et même … si Poésie & Littérature … qu'il avait plutôt méconnues que dédaignées
Ne s'avéraient être pour lui … ni un irrépressible besoin … ni une prime nécessité
Il les traquait depuis peu avec convoitise … et parfois même avec brutale avidité

Car tout ce qui sortait de la bouche d'"A-C" … lui était voluptueuse consolation
Ses confessions … ses aveux … ces infos laissaient un baume sur ses plaies vives
Et même s'il ne se l'avouait pas … il avait désormais besoin de ce bienfait quotidien
Car c'était là … le seul remède qui put faire taire … et soulager les souffrances indues
Que notre enquête et les rigueurs de sa détention … lui faisaient endurer jour après jour

"A-C" tout à fait libre … était reparti … car lui seul avait choisi d'y retourner
Et les champignons eux-même … ne faisaient déjà plus qu'un piètre prétexte
D'ailleurs s'il en restait … avec la gelée matinale … ils seraient bientôt cuits
Ainsi … fier de son choix … forçant le pas il reprenait tout à fait librement

Alors que derrière lui … A-Noos eut tellement préféré que son guide
Lui laisse le temps de respirer … et de se vider de la noirceur des jours
Qu'il prenne le temps de ralentir un peu … qu'il patiente … qu'il l'attende
Et courtois … qu'il poursuive avec application … sans courir … par paliers
Avec des mots choisis … et des images éloquentes … le récit de sa rencontre

A-Noos eut voulu tirer un maximum … de ce récit fugace
N'avoir surtout pas à manquer … la moindre petite miette
Afin de remplir au mieux … au plus près … cette mission
Et faire au mieux … pour accomplir son job de collecteur
Fouiller … gratter la croûte … et s'immiscer sous l'écorce
Quant à l'autre … il avait déjà repris … sans plus attendre

- « Voyez-vous Monsieur Noos … si je décidais de partir … avant dix heures
C'est parce que je m'étais alloué … au moins deux bonnes heures d'ascension
Au milieu desquelles j'avais pris grand soin d'ajouter … une petite demie-heure
Pour le cas où … doute et crainte eussent tenté de me dévoyer … ou de me perdre
Car l'ultime étape de ce périple … ouvrait sur un secteur qui m'était encore inconnu

Mais surtout je démarrais tôt … pour être certain d'atteindre la ligne des crêtes
Sur le coup de midi … en pleine lumière … quand l'air vibre et se met à trembler
En pleine lumière … lorsque le soleil équitable … fixe les ombres à leur juste place
Cela m'éviterait d'avoir à trier … ou de m'égarer dans un flou de mirages et d'illusions

Voyez-vous Monsieur Noos … si je décidais de partir juste avant dix heures
C'était aussi avec le secret espoir … que le mistral ne s'emporterait pas trop tôt
Et qu'il ne viendrait en rien altérer mes perceptions … ou soumettre ma vigilance
Car il me semblait … que cette quête là nécessita silence … calme et concentration

Après vingt minutes d'un rythme appuyé … contre le goudron désert qui dégelait
Passé le "Ravon" … je bifurquais à gauche vers les premiers massifs de végétation
Tout autour … le bleu ciel de la clarté matinale sublimait le décor avec tant de grâce
Que je fus contraint et forcé d'arrêter sur le champs … l'allure forcenée de ma course
Auprès d'un cèdre juvénile … abasourdi … je mettais spontanément un genou en terre
Pour louer le Ciel … autant que pour rabattre les rafales d'émotions … qu'Il m'imposait

Ému bien plus que de raison … je m'asseyais un moment
Au pied d'un futur géant … dont la cime encore hésitante
L'autorisait à tutoyer … un massif hirsute de chênes verts
A l'ombre desquelles … émergeaient en cascades acérées
Des bouquets de genévrier … et de petits cades revêches
Qui tenaient à distance … le moelleux des fleurs de ciste

De ses pointes mélodiques … le chant des oiseaux séparait
Les ronciers coriaces … des abricotiers récemment greffés

Captif de cette abrupte fracture … je pris alors soudain conscience
Qu'une part massive du silence … qui véhiculait la légion des sons
Ceux clairs des pierres … ceux du vent montant dans la frondaison
Ceux de la faune en écho à ceux des feuilles … et ceux de mon pas
Et jusqu'à ceux de ma course irraisonnée … emplie de monologues
Venaient juste de pénétrer en moi … en plein dans le milieu du moi
Bousculant vivement … et le seuil … et l'assise de mes perceptions

Un sauvage amandier noir … mort et calciné répondait
Au cri borgne … d'un corbeau glissant sur les truffières
Et lorsque je repris ma progression … dans cette draille
Que je connaissais bien … soudain pour la circonstance
Elle devint pour ainsi dire … très étrangement étrangère
Avec son tracé diablement fantasque … méconnaissable

Chacun des sens en alerte … mes yeux me précédaient de peu
Je traçais mon sillon prudemment … dans une masse végétale
Dont l'aspect ombrageux … occultait la diversité des essences
Puis m'avançais dans une clairière … claire-piquée d'asperges

Après avoir salué les jeunes digitales … et l'altière trémière
Après avoir surpassé … les premières tiges de fenouil sauvage
Un tapis de sol … flanqué de chétifs romarins … et de pèbre d'ail
Où flirtaient fines garances revêches … et rinceaux de chèvrefeuilles
M'invitait gentiment à poursuivre devant moi … à prendre de la hauteur
Et à rejoindre dans la foulée … les territoires incultes qui bordent les crêtes

Mais pour ne pas trop m'emballer … pour ménager mon rythme cardiaque
Je m'arrêtais soudain … j'avisai une pierre plate … qui rampait sur la mousse
Je me l'appropriais … je l'orientais au sud … l'opposé de ma destination initiale
Puis après l'avoir épousseté de la main … je m'asseyais … le dos côté broussailles
Et soufflais tout mon saoul … parmi les chardons secs … et les toupets d'immortelles »

Tout à coup … le silence est retombé dans la pénombre du salon R-839
Ouverts sur la nuit orangée ... les yeux d'"A-C" semblent aveugles et vides
A-Noos lui … a rompu d'avec la "Trans'Parente" … et semble être aux anges
Au fil des images … et des mots … ses maux diurnes s'évaporent dans l'ombre

Dans l'obscurité … monsieur Noos redevient le tout petit Albert … qui alors s'oublie un peu
L'étrange récit d'"A-C" a fini par poser … comme un cataplasme sur les plaies de sa journée

Enfin … à cet instant précis où notre Albert Noos
En suspend … au dessus de l'abîme intersidéral
Allait dramatiquement … quémander la suite
Comme s'il lui fallait … quémander sa dose
Sans prévenir … et sans casser le rythme
Placidement … "A-C" reprit sa course

Avec mansuétude et sans se faire prier
Il reprit exactement … là où il en était

- « Monsieur Noos … imaginez-vous un peu ma surprise?!... à peine assis
Et regardant en contre-bas vers la blonde plaine … couchée à mes pieds
j'aperçus à la gauche des truffières de Jeannô … le vent qui grimpait déjà
Entre les arbres … soulevant par brassées … les herbes folles de Provence
Levant des fumets têtus … de thym harcelé … et de fausse menthe froissée
Et bousculant les vieux pins … devenus chauves à force de processionnaires

Tournoyant en souplesse il soulevait ici et là … des volées de feuille sèches
Par-dessus le jaune évanescent des immortelles … il les distribuait au mitant
Des chênes verts et blancs … et là il émondait sévèrement … le nid des geais
Imposant aux têtes noires comme aux merles … de cesser leur chahut matinal
Troublant dans leur paisible course … les vagabondages du lapereau incrédule
Malmenant au mieux la trajectoire du perdreau rouge … et du faisan d'élevage

Soucieux … déplaçant mon regard par-delà l'alignement de la chênaie
Instinctivement … je le posais sur la frondaison des pins qui coiffent
La couche d'ocres rouges où résident … les "Demoiselles Coiffées"

Et cela … non pour le pittoresque des lieux … mais plus prosaïquement
Parce que cette souple toison … restait le meilleur témoin de la région
Quant à l'amplitude des vents locaux … et de leurs sautes d'humeur

Pas de chance monsieur Albert … car il s'agissait bien là … du mistral
Et il viendrait bientôt … gifler la broussaille et le front de la falaise
D'ici une petite heure … il aurait la mainmise sur tout le maquis
Sans doute possible … il soufflerait sans répit jusqu'à la nuit

Assis sur ma pierre blanche … résigné mais serein
J'avais à ma grande surprise … les sens assez aiguisés
Pour accueillir l'insolence des premiers pas … du mistral
Dans une oreille … et jouir encore du silence … dans l'autre »

Albert Noos fatigué … respire profondément mais régulièrement maintenant
C'est certain il s'endormirait sur le champs … si sa curiosité … réflexe capitale
Ne le retenait … à force de veille tenace … vissé à la proue de la lente logorrhée
De son compagnon d'infortune … rasante … frustrante … mais tellement salutaire

Bien qu'objectivement exténué … Albert-Noos s'obstine avec acharnement
Du bout du bout … l'air de rien … il implore "A-C" de poursuivre sa cavale

Avec la très secrète intention … de rencontrer au plus vite … ses premiers nabeûls
Il se prend à rêver soudain … de pouvoir faire enfin face à ces futurs interrogatoires
Il a eu bien trop à souffrir hier … de ses lacunes et de la suspicion qu'elles suscitèrent
Écartelé qu'il fut … entre sa propre vérité … et celles préfabriquées par les enquêtrices

"A-C" percevait clairement les vagues de perplexité … et d'agitation contenue
Qui affleuraient sous le masque de fatigue … et derrière les postures de victime
Qu'affichait Albert Noos … chaque fois qu'il interrompait le cours de son exposé

Mais il n'en avait cure … tellement heureux qu'il était de tenir aujourd'hui … à disposition
Quelqu'un à qui se confier … quelqu'un à qui confesser son enthousiasme … et ses toquades
Quelqu'un qui accepte de l'entendre … et de le suivre en dépit du contexte et de l'heure tardive
Une âme charitable et attentive … susceptible de valider ses pérégrinations … ses élucubrations
"A-C" n'en avait cure! … trop heureux d'avoir à jouir du confort d'une écoute … même contrainte

- « Monsieur Noos écoutez-moi bien … imaginez encore
J'étais libre … parce que j'avais choisi et choisi de l'être
Aussi … en dépit du mistral montant je décidais d'insister
Sans hésitation … je me transportais rapidement sur la zone

Après quelques hésitations … et prudentes girations
Je parvenais à identifier le lieu précis … de ma frayeur
L'espace était là … tout y était calme … luxe … et clarté
Et là où je m'attendais à trouver … terreur et haute tension
Celle d'une main grisâtre … ou celle innervée d'une chimère
Je ne découvrais qu'harmonie … paix … pureté … et bonheur
De me sentir vivre … ici et maintenant … debout si près du ciel »

Dans un geste marqué par quelques traces de nostalgie … "A-C" reprend son souffle
Alors qu'Albert Noos … déchiré entre sommeil létale et intérêt vital … retient le sien

- « Éthéré … comme l'âme d'un bienheureux
Troublé … par le lumineux charisme du lieu
Et désorienté … par son étonnant magnétisme
J'oubliais le cycle solaire … et le déclin du jour

Croyez-moi Albert … j'oubliais tout de mes intentions premières
Et je demeurais figé sur place … pas moins de quatre heures pleines
Porté par l'endroit … suspendu … comme en présence même du Divin
Jusqu'à ce qu'un brusque reliquat de rationalité … ne revienne se mutiner
Contre cette surdose de félicité qui sans nul doute … eut fini par m'anéantir

Effrayé par l'ampleur du phénomène … bien plus que par l'heure déjà tardive
Dans un réflexe plus rationnel qu'instinctif … je cherchai soudain … la sortie

Imperceptiblement … la lumière du jour avait perdu de son éclat
Cherchant quelques repères … pour trouver le chemin du retour
Surpris … Je finis par m'apercevoir que partout autour de moi
Sur une surface d'au moins … vingt cinq mètres de diamètre
Je pouvais découvrir une multitude … d'espaces inattendus
Aménagés de façon telle … qu'il fut facile de s'y installer
Avec de ci de là … pierres ou souches … pour s'asseoir
Avec ça et là … mousses et lits de feuilles où se poser
Avec des ramures … des bosquets … et leurs gerbes
Pour vous tenir à l'écart … des insolences du soleil
Et vous protéger … de l'affront furieux des vents

Les sangs chavirés … par la marée montante de mes découvertes
Je me laissais choir … hébété … sur la première pierre à ma portée
Plutôt que de trop gamberger … je me laissais longuement imprégner
Par la magie déconcertante de l'endroit … et son doux miracle paysager
Qui titillaient à la fois … ma raison … mon admiration et mon incrédulité

Les deux bras ballants … assis en tailleur sur une pierre taillée pour moi
D'un regard ébloui orienté sud-est … je caressais les flancs du Ventoux
Étendus à sept kilomètres d'ici … sans rencontrer le moindre obstacle
L'effet paraissait saisissant … il ne s'agissait pas d'un simple hasard
Avec jubilation … comme une étrave fend l'océan par beau temps
Malgré la mutinerie d'un mistral naissant … libre le regard filait

Balayant avec soin le spectacle à l'entour … je découvrais successivement
Le tracé élémentaire et le charme monacal … d'un déambulatoire ombragé
Les volumes intimes … d'humbles mais bien coquettes chapelles végétales
Des pierres anecdotiques sans être anodines … figures de stèles ou d'autels
Des trouées lumineuses … des percées cisterciennes et leurs vitraux ciselés

Des frondaisons irradiées d'azur … aux allures de croisée d'ogives
Dressées autour d'un cade patriarcal … allumé de baies orangées
Le choyaient … comme s'il fut question … du Buisson Ardent

Une parcelle nouvelle en moi jubilait … j'étais tellement dépassé
Par le côté carrément décalé … et absurde … de ma découverte
Oui! c'est cela ABSURDE … au sens où le définissait Camus

" L'Absurde
C'est la raison lucide
Qui constate ses limites"

Aurait il écrit … un jour décalé … sous un soleil indifférent

Et aussitôt me revint en mémoire … un conte pour enfants
Où une fillette visitait … le domicile privé d'une famille ours
Sans y avoir été expressément invitée … j'en riais … aux éclats

Sans transition … je baptisais aussitôt ce havre fou … le "Sanktu'Air"
Car il venait de ranimer en moi … un fragment de texte de G-Deleuze
Une citation dont j'oublie le contexte … mais qui en substance aurait dit

" Depuis longtemps
Il y a des lieux
Où ce qui est à voir
Est au-dedans
Cellule … sacristie
Crypte … église
Théâtre … cabinet
De lecture … ou d'estampes "

     Oui ! Je me percevais … en présence d'une phénoménale substance cellulaire
     Mais je me savais aussi … tellement loin encore … de son mystérieux noyau »

Noos a les deux yeux … ouverts en grand
Et pour rien au monde … il ne décrocherait
Il se croit si près … si près de toucher au but
Il lui semble même … que l'on est sur le point
De lui présenter le précieux M° … en personne

Mais il lui semble subitement … s'être introduit jusque là … par effraction
Chez un Nabeûl chatouilleux … qui risquerait bien de réintégrer son repaire
D'une minute à l'autre … arguant très naturellement … d'authentiques motifs
Aussi … l'histoire de l'ingénue chez les ours … ne l'amuse-t-elle plus du tout!

Soudain la fatigue le rattrape … immense
A-Noos se rendormirait … là sur le champs

Pourtant il insiste! … ne baisse pas la garde et s'installe
Dans une veille cruelle mais rebelle … il reste trop curieux
Torture … le seuil de son appétit est soudain monté d'un cran

Après une longue pause … empesée par un épais silence méditatif
Mezzo vocce … "A-C" reprend … sa lancinante litanie
Afin d'abréger … le tourment d'Albert Noos

- « Albert … Monsieur Albert … croyez moi si vous voulez
Mais je déambulais encore … quelques longues heures
Alors que le secteur demeurait … désespérément vide
Le paradis perdu avait revêtu … les atours du désert

Ainsi tous mes efforts du jour … s'avéraient-ils vains
Et tous les élans de ma curiosité … restaient en panne

Et ils le resteraient longtemps … durant d'interminables saisons
Car en réalité … ce n'est qu'après plus d'une dizaine de tentatives
Qu'il m'arriverait enfin de croiser M° … par le plus pur des hasards
Et cela aisément … sans avoir ni à le traquer … ni même à l'attendre
Car arriva bientôt l'instant inespéré … où de lui-même … il m'aborda!

Je devais vraiment avoir l'air … bien peu dangereux
Car il m'attendait là … là où je ne l'attendais plus
Au moment même … où je ne l'attendais pas
Bien vite … il avait dû repérer mes traces
De fillette égarée dans l'antre de l'ours

Et pour finir … s'il ne lui fut pas naturel
De m'aborder … à l'heure de son choix
Ce lui fut manifestement … très facile

Voilà Albert! … vous savez presque tout désormais
De ma rencontre … avec celui que tous nomment M°
Et je l'affirme entre nous … bien volontiers aujourd'hui
C'est en raison de ce face à face … tout à fait inoubliable
Que tout benoîtement je devins … presque trente ans après
L'humble Z'inf qui cette nuit … confesse une partie de sa vie
Et qui reconnait sans fard à présent … que c'est bien à la suite
De cette rencontre magique … qui m'advint comme un miracle
Que ma conversion trouva … ce jour là … ce sur quoi s'appuyer »

Albert Noos à encore envie de chialer … car il sent bien que "A-C"
N'ira pas plus loin pour ce soir … et sent déjà qu'il restera sur sa soif
Pourtant … il avait lutté de toute ses forces … espérant boire à satiété
Or là où il espérait obtenir de l'eau claire … on lui sert un jus saumâtre
Et là où impatiemment il avait attendu un Nabeûl … on lui sert du Z'inf
Il regrette amèrement sa soirée … il aurait pu se reposer … voire dormir

Frustré … par la plate vacuité des révélations de son interlocuteur
A-Noos à aussitôt laissé choir ses paupières … deux lourdes pierres
Contre ses yeux absents et brûlants … il ne veut plus rien comprendre
Mais sous ses paupières scellées … il perçoit toujours la lumière orange
Qui suinte … comme continue de dégouliner … la voix lointaine d'"A-C"
Qui lentement s'évapore … A-Noos ne comprend plus … A-Noos s'endort

Dans la moiteur orangée du salon R-839 … la voix d'"A-C" continue
Sans changer de ton … sans s'en affecter … ni même se démobiliser
Car il estime très sérieusement … que A-Noos exagère quelque peu
Et que ce soir … il aura quand même pu … quelques heures durant
S'extraire partiellement … des pesanteurs liées à la "Trans'Parence"
A ses tortionnaires … et à ses terribles conditions … de détention

Noos ne peut nier avoir voyager
Même si demain le lui fera oublier

" Certes ... un rêve de beignet
   C'est un rêve … pas un beignet
   Mais … un rêve de voyage
   C'est déjà … un voyage "

Ecrivait avec justesse … Marek Halter dans Mémoire d'Abraham

Ainsi … pendant quelques heures sans prix … Noos a pu oublier les enquêteurs
Et cette inconcevable affaire de l'Airbus A-1640 … et de son crash inexplicable
Oublié même la "Trans'Parente" ... et l'entêtement soigneux du petit personnel

"A-C" boude un peu … car il eut apprécié de voir
Noos … reconnaître au moins l'aspect divertissant
Et l'effet cataplasme … lié à sa franche confession

Néanmoins … il sourit en coin
De constater … les vertus sédatives
De son chapelet d'images … et de mots
Sur l'organisme … du détenu Albert Noos

A-Noos … est moins agité
A-Noos … n'entend plus rien
A-Noos … dort à poings fermés